Pour la reconnaissance du Haut-Karabakh

[Tribune parue dans Libération, le 19 novembre 2020]

Les Arméniens du Haut-Karabakh ont été victimes pendant 44 jours d’une offensive militaire meurtrière engagée par l’Azerbaïdjan et son allié turc. A eux deux, ces pays comptent plus de 90 millions d’habitants. L’Arménie en compte 3 millions, le Haut-Karabakh seulement 145’000 avant le début des hostilités. Recep Tayyip Erdogan n’a pas fait mystère de son soutien à ses « frères azéris ». Pire, il est avéré que plusieurs milliers de djihadistes syriens acheminés par la Turquie sont venus grossir les rangs de l’armée azerbaïdjanaise. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, près de 300 de ces mercenaires ont été tués sur le champ de bataille.

Les Arméniens ont résisté. Mais l’Azerbaïdjan, forte de sa manne pétrolière, s’est dotée au fil des ans d’un armement sophistiqué, en particulier de drones de fabrication israélienne et turque. Sur le plan militaire, le rapport de force a penché de manière écrasante en faveur des assaillants. Le 9 novembre dernier, l’Arménie s’est vue contrainte de signer un cessez-le-feu humiliant. Une fois de plus, la communauté internationale – la France en particulier – s’est lavée les mains du sort des Arméniens.

Un cessez-le-feu n’est pas un traité de paix. En la matière, tout reste à faire. C’est pourquoi il est urgent aujourd’hui de placer les Arméniens sous la protection de la communauté internationale. Pour cela, une seule solution : la reconnaissance de l’indépendance du Haut-Karabakh. La communauté internationale doit activer un de ses principes fondateurs, né au 19e siècle, affirmé avec force au début du 20e aussi bien par Woodrow Wilson que Lénine, et consacré depuis en droit international : l’autodétermination, ou le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Ce droit soulève d’emblée une question : qu’est-ce qu’un peuple ? Qu’est-ce qui le définit, et qui peut lui accorder l’indépendance ? Les interprétations sont nombreuses. Certaines privilégient une conception territoriale. C’est celle qui avait prévalu au moment de la décolonisation, lors de laquelle certaines des principales résolutions des Nations Unies sur l’autodétermination des peuples furent promulguées.

D’autres favorisent une définition plus sociologique. Le droit d’un peuple à disposer de lui-même repose dans ce cas sur une culture, une langue ou une religion communes, lui donnant une profondeur historique. Un troisième critère consiste à affirmer que ce n’est pas le peuple lui-même qui fonde son existence, mais la communauté internationale. En le reconnaissant comme Etat, en établissant avec lui des relations diplomatiques, celle-ci l’accepte en son sein comme entité à part entière.

Il y a une quatrième approche : la « sécession-remède » (remedial secession en anglais), un concept émergent dans le droit international depuis un demi-siècle environ. L’idée est celle-ci : l’intangibilité des frontières prime sauf en cas d’extrême nécessité, lorsque l’intégrité physique de la population qui demande son autodétermination est en danger. Cet argument avait prévalu lors de la déclaration d’indépendance du Kosovo en septembre 2008, suivie de sa reconnaissance par une grande partie de la communauté internationale. Outre le fait que le Kosovo est peuplé à 90% d’Albanais, sa population avait été victime, au moment du démembrement de la Yougoslavie, de crimes de guerre perpétrés par l’Etat serbe, rendant inconcevable la coexistence dans le même Etat. Les puissances avaient insisté à ce moment-là sur le fait que le Kosovo ne pourrait servir de précédent. Cette insistance est toutefois l’aveu qu’il en constitue effectivement un.

Tous les critères traditionnellement invoqués pour justifier l’autodétermination sont réunis dans le cas du Haut-Karabakh. Staline avait attribué ce territoire quasi-exclusivement peuplé d’Arméniens à l’Azerbaïdjan soviétique en juillet 1921. Pendant la période qui a suivi, et jusqu’à la chute de l’URSS, il a disposé d’un statut de région autonome, en vertu duquel les autorités du Haut-Karabakh ont recouru au droit de sécession de l’URSS, selon les dispositions de la loi sur la sécession d’avril 1990, et ce au même titre que la république soviétique azerbaïdjanaise. Les Arméniens qui y vivent ont leur propre culture, leur langue, et une religion chrétienne qui explique les pogroms dont ils ont été victimes, notamment à Sumgaït en 1988, l’événement déclencheur de la « guerre d’indépendance » des années 1990.

Depuis les années 1990, le Haut-Karabakh a développé ses propres institutions politiques, séparées de celles de l’Azerbaïdjan, comme jadis le Kosovo. Il fonctionne de fait depuis vingt-cinq ans comme un Etat indépendant. On signalera au passage qu’alors que l’Azerbaïdjan est une dictature, qui réprime férocement sa propre population, où la famille Aliyev père et fils occupe le pouvoir depuis plus trente ans, et où la vice-présidente du pays est aussi la femme du président, le Haut-Karabakh est une démocratie, où les élections comptent. Ce qui était visé par l’Azerbaïdjan lors de la guerre, ce sont non seulement des vies humaines, des biens matériels, mais aussi une démocratie construite avec ténacité, dans les circonstances les plus hostiles. Il serait temps que la promotion de la démocratie par la communauté internationale aux quatre coins du monde soit suivie d’actes.

L’argument décisif en faveur de la reconnaissance du Haut-Karabagh est le risque d’anéantissement de la population arménienne. Le cessez-le-feu prévoit que des troupes russes maintiendront la paix pendant cinq ans. Et après ? Bien qu’elle n’enverra pas de soldats, la Turquie sera associée à ces opérations via un centre de contrôle russo-turc, esquisse d’une future base militaire en Azerbaïdjan. Erdogan ne s’y est pas trompé, qui a déclaré que le Haut-Karabakh intégrait le « croissant turc ». Faut-il rappeler que les Arméniens ont subi en 1915, dans l’Empire ottoman, l’un des premiers génocides du 20e siècle, et qu’Erdogan a souvent répété sa volonté d’achever l’œuvre commencée par ses prédécesseurs ottomans ? A supposer même que les forces russes parviennent à imposer une stabilité pendant cinq ans, la perspective à l’issue de cette période est parfaitement claire : nouvelle guerre et parachèvement du nettoyage ethnique du Haut-Karabakh. Comme l’ont documenté de nombreuses organisations internationales et ONG, les hommes d’Etat azéris, à commencer par le Président, appellent couramment à l’éradication des Arméniens de la région. On peut débattre longtemps du meilleur critère conduisant à la reconnaissance d’un Etat. On n’en trouvera pas de plus convaincant que le risque avéré de crime contre l’humanité et de génocide.

Les spécialistes du droit international sont d’accord sur un point : entre l’intangibilité des frontières et le droit à l’autodétermination des peuples, il y a un conflit. L’application de l’un de ces principes va souvent à l’encontre de l’autre. Mais la solution à ce problème n’est pas juridique. Elle est politique.

Nous appelons l’Assemblée nationale, et plus généralement la communauté internationale, à travers ses institutions, à prendre ses responsabilités, et à reconnaître l’indépendance du Haut-Karabakh. Trente-cinq ans après son déclenchement, il est temps que ce « conflit gelé » issu de l’effondrement de l’URSS trouve sa solution définitive, afin que les générations futures de jeunes Arméniens et Azéris ne continuent pas à payer de leur sang le prix de l’inaction de la communauté internationale. Cette solution passe par la reconnaissance de l’indépendance du Haut-Karabakh, et le placement de sa population arménienne sous la protection du droit international. C’est la seule option réaliste aujourd’hui. Alors, la sérénité requise pour l’ouverture de négociations en vue d’un règlement de long terme du conflit pourra apparaître. Alors, la réconciliation des populations du Sud Caucase deviendra enfin possible.


Premiers signataires (dans l'ordre alphabétique):

Emmanuel Alloa, philosophe

Odile Almès, enseignante

Bruno Andreotti, physicien

Annick Asso, professeure agrégée de lettres modernes

Myriam Attali-Pariente, philosophe

Serge Avedikian, comédien et réalisateur

Michel Balard, historien

Renaud Barbaras, philosophe

Varvara Basmadjian, critique d'art

Krikor Beledian, écrivain

Rudolf Bernet, philosophe

Julie Billaud, anthropologue

Etienne Bimbenet, philosophe

Claire Boccon-Gibod, International Crisis Group

Anne Boissière, philosophe

Pierre Bonin, professeur de droit

Christophe Bouton, philosophe

Rosine Boyadjian, professeure de sciences de la vie et de la terre

Roland Breeur, philosophe

Philippe Büttgen, philosophe

Ronan de Calan, philosophe

Elisabeth Charlaix, physicienne

Frédéric Chauvaud, historien

Catherine Coquio, professeure de littérature

Claudine Dardy, sociologue

Héléna Demirdjian, docteure en littérature comparée

Jean François Durand, professeur de littérature française

Pascal Engel, philosophe

Olivier Ejderyan, chercheur ingénieur

Yvonne Flour, professeure de droit

Jacques Fontaine, ingénieur d'études

Sévane Garibian, professeure de droit

Hervé Georgelin, historien

Jean-Christophe Goddard, philosophe

Stella Harrison, psychanalyste

Philippe Huneman, philosophe

Philippe Jarne, biologiste

Pierre Jourde, écrivain

Razmig Keucheyan, sociologue et philosophe

Jasmine Kinkor, auxiliaire de vie scolaire

Max Kistler, philosophe

Bérengère Kolly, philosophe

Stefan Kristensen, philosophe

Catherine Larrère, philosophe

Bernard Legras, professeur d'histoire ancienne

Sarah Leperchey, historienne du cinéma

Gérard Malkassian, professeur de philosophie

Karine Marazyan, économiste

Aram Mardirossian, professeur de droit

Nelly Mart, pianiste et écrivain

Elli Medeiros, artiste

Judith Michalet, philosophe

Claire Mouradian, historienne

Franck Neveu, linguiste

Alexis Nuselovici, professeur de littérature générale et comparée

Taline Papazian, politologue

Philippe de Peretti, économiste

Jean-Philippe Pierron, philosophe

Alain Portier, artiste plasticien

Dominique Pradelle, philosophe

Thomas Pradeu, philosophe

Xavier Riondet, enseignant-chercheur

Dalita Roger Hacyan, maître de conférences en littérature anglaise

Jacob Rogozinski, philosophe

Arnaud Saint-Martin, sociologue

Patrick Samuelian, photographe

Vartouchka Samuelian, inguiste

Jean-Pierre Seferian, artiste

Michel Seymour, philosophe

Carolyn Shuster Fournier, organiste et musicologue

Felix Simonian, violoncelliste et compositeur

Philippe Sukiasyan, enseignant

Michel Surya, écrivain

Pierre Tevanian, philosophe

Claudine Tiercelin, philosophe

Sylvie Tissot, sociologue

Patricia Toucas-Truyen, historienne

Michel Veuile, biologiste

Charles Wolfe, philosophe

Tigrane Yegavian, journaliste

Franck Yeznikian, compositeur de musique